16

 

D’un signe, elle invita Senmout et Ouser-Amon à la suivre et, une fois dans son palais, elle s’installa sur son siège d’argent et les pria de s’asseoir auprès d’elle.

— Qu’avez-vous à m’apprendre ? demanda-t-elle. Tout s’est-il bien passé ?

— Très bien, répondit Senmout. Le tribut du Réténou est arrivé et Inéni s’est occupé de le distribuer. Ahmose, le vizir du Sud, est ici, il apporte les impôts et, au temple, les greniers du dieu se remplissent.

— Bien. Et mon temple, Senmout ?

— La première terrasse est terminée, comme vous le vouliez, et elle est plus belle que tout ce que j’avais imaginé. On prépare les terrassements pour la seconde.

Le regard d’Hatchepsout s’illumina :

— Nous devons aller voir cela tout de suite. Ah ! J’oubliais, Senmout, j’ai nommé Néhési, le Noir, Porteur du Sceau royal. Apportez-lui tous les documents à sceller. Il est évident qu’il n’en reste pas moins votre subordonné. Essayez de le trouver. Pour l’instant, laissez-moi le temps de prendre un bain, puis nous traverserons la rivière pour aller voir ma chère vallée, qui m’a tellement manqué.

 

Ils traversèrent le Nil ensemble et montèrent sur des litières à baldaquin pour se faire porter jusqu’au site. Entre la rivière et les falaises se dressait le village des esclaves travaillant sur les chantiers du temple, constitué de rangées de maisons de terre séchée. Ils les contournèrent et gagnèrent le défilé profond qui débouchait sur le lieu sacré.

Une terrasse était suspendue comme par magie au flanc de la falaise, devant une colonnade dont la pierre rouge captait la lumière rosée de l’après-midi. L’édifice, dont la façade longeait le flanc de la vallée, s’appuyait sur un mur construit par Bénya. De forme oblongue, car un carré aurait brisé les lignes de la vallée, il semblait être là de toute éternité, à peine modifié par la main de l’homme. Mais Hatchepsout savait que derrière les colonnes délicates se dressaient deux autels, taillés dans la masse de la falaise, dédiés l’un à Hathor et l’autre à Anubis. Au milieu de la façade, des hommes se pressaient par centaines autour d’un trou béant aux contours irréguliers.

— C’est là que la prochaine terrasse sera reliée à celle qui est achevée, par une rampe semblable à celle dont nous avons parlé, dit Senmout. Mais votre place est à l’intérieur, parmi les autels des dieux, dont aucun n’est encore achevé. Voulez-vous approcher, Majesté ?

— Non, répliqua-t-elle. Je préfère regarder de l’endroit où je me trouve. Quand tout sera fini, je poserai mon pied sur la pierre. Vous avez réalisé un miracle, prêtre. Tous ont crié à l’impossible, mais votre génie a donné forme à mes rêves.

Son émotion était vive comme chaque fois qu’elle venait inspecter les travaux. Mais ce jour-là, elle se sentait faible, malade, prise de vertiges. Senmout remarqua sa pâleur et s’en inquiéta. Elle le quitta brusquement pour aller s’allonger sur la litière, les yeux clos.

Senmout sentit l’anxiété le gagner. Était-elle malade ? Victime d’une maladie contractée dans les sables inhospitaliers du désert ? Mais le lendemain, elle se présenta à la Salle des Audiences, un peu pâle certes, mais l’air vigoureux et il s’accusa de folie. Néanmoins, il continua à l’observer avec attention, hanté une fois encore par le souvenir de l’empoisonnement de Néférou.

Senmout était très fatigué. Partagé entre ses devoirs au temple, au palais et ses visites quotidiennes sur le chantier, il se voyait souvent obligé de confier à Senmen des responsabilités qu’il aurait préféré assumer en personne. Il n’aimait guère ses fonctions au temple où il se trouvait souvent face à face avec Ménéna. Il adressait au grand prêtre les révérences dues à son rang, ne recevant en retour que des saluts donnés de mauvaise grâce. Senmout n’avait aucune confiance en Ménéna, qui avait jadis trahi le pharaon, et il se demandait si le jeune Touthmôsis avait jamais réfléchi aux raisons de son bannissement. Pour sa tranquillité d’esprit, il en vint à placer dans le temple des espions parmi les serviteurs du grand prêtre, persuadé qu’un jour cet esprit rusé et calculateur les conduirait au désastre.

 

Deux mois après le retour d’Hatchepsout, Nofret cessa soudain, un matin, de pouvoir fermer le pagne dont elle drapait la taille de la reine.

— Majesté, pardonnez-moi, mais vos pagnes sont trop étroits. Vous devriez peut-être en commander de plus amples.

— Tu veux sans doute insinuer que je devrais cesser de plonger la main dans la boîte à sucreries, lui répondit Hatchepsout en souriant. (Mais soudain elle envisagea une autre possibilité et se palpa le ventre d’une main hésitante.) Nofret, envoie chercher mon médecin. Qu’il vienne immédiatement et surtout sois sans inquiétude. Je ne pense pas être malade.

Elle s’assit sur sa couche, en proie à une vague d’exaltation mêlée d’appréhension et de crainte. « Bien sûr, cela devait arriver tôt ou tard, se dit-elle. Que n’y ai-je pensé plus tôt ! » Le médecin arriva et elle se laissa examiner.

— Eh bien ! Qu’en pensez-vous ? dit-elle.

— Il est un peu tôt pour se prononcer, Majesté.

— Je sais, je sais. La prudence est nécessaire dans votre profession. Mais vous pourriez peut-être tenter un pronostic ?

— Je pense que Votre Majesté attend un enfant.

— Ah ! L’Égypte va avoir un héritier ! Nofret, cours chercher le pharaon. Il devrait être revenu du temple à présent. Dis-lui que j’ai besoin de lui de toute urgence.

Nofret sortit en courant et le médecin reprit :

— Votre Majesté devra abandonner les sucreries, s’abstenir de boire trop de vin. Il lui faudra, autant que possible, se coucher de bonne heure et surveiller son alimentation.

Elle allait et venait dans la pièce tandis que le médecin lui prodiguait des conseils de prudence de sa voix sèche et froide. Mais elle ne l’écoutait pas. Ses pensées étaient tournées vers les mystères qui s’élaboraient dans son corps. Touthmôsis fit irruption, hors d’haleine, le visage empourpré.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, pantelant. Ce ne doit pas être bien grave, tu n’as jamais eu meilleure mine.

Elle courut à lui, le visage illuminé :

— Touthmôsis, l’Égypte va avoir un héritier, grâce à moi.

Il sursauta et la prit dans ses bras avec un air hésitant dont elle ne comprit pas le sens.

— N’es-tu pas heureux ? demanda-t-elle. Tu devrais te réjouir de savoir qu’un prince étranger ne viendra jamais s’asseoir sur le trône d’Horus.

— Tout dépendra du sexe de l’enfant, remarqua-t-il à voix basse.

— Enfin, je vois bien que cela ne te fait aucun plaisir, malgré tout ce qui nous sépare, tu pourrais au moins te réjouir pour l’Égypte !

— Mais, je me réjouis, dit-il avec précipitation. Bien sûr que je me réjouis. Néanmoins tu sais que j’ai raison, Hatchepsout. Si tu donnes le jour à une fille, tout sera à refaire.

— Cela te coûtera-t-il donc tant ? lui lança-t-elle d’un air moqueur. Vraiment, tu me déçois, Touthmôsis.

— Pardonne-moi, dit-il. C’est que…

— Eh bien, quoi ? (Son humeur joyeuse s’était évanouie et elle lui faisait face, les mains sur les hanches.) Pourquoi les Touthmôsides sont-ils donc si difficiles à comprendre ? ajouta-t-elle.

— Et toi ? répondit-il irrité, personne au monde n’est plus difficile que toi à percer à jour. Sache que l’on m’a apporté une nouvelle du même genre pas plus tard qu’hier. Aset est enceinte elle aussi.

— En quoi cela me concerne-t-il ? dit-elle avec surprise. Des kyrielles de bâtards royaux s’ébattent librement dans le palais. Ce n’est pas un de plus qui va te déranger ou m’inquiéter. Mes enfants à moi seront parfaitement légitimes.

Il eut un mouvement de malaise et répondit, les yeux baissés :

— L’enfant d’Aset sera légitime lui aussi. J’ai l’intention d’en faire ma seconde épouse.

Hatchepsout, la bouche entrouverte, se laissa tomber sur sa couche. Elle ne pouvait en croire ses oreilles.

— Laisse-moi essayer… essayer de comprendre, dit-elle, interloquée. Tu vas épouser cette vulgaire petite danseuse ?

— Oui, répondit-il sur un air de défi. Je l’aime beaucoup. Elle est intelligente, affectueuse et capable de diriger les autres femmes. Elle me rend heureux.

— Et à quoi mesures-tu l’intelligence d’une femme de ton harem, lui lança-t-elle, furieuse, à la longueur de ses jambes ? Sur quel autre critère te fondes-tu, Touthmôsis ?

Son intuition lui dictait où se nichait le pouvoir d’Aset. Plus que les autres femmes, minaudières et sans cervelle, elle savait flatter la virilité de son époux. Aux lèvres pincées et aux sourcils froncés de Touthmôsis, Hatchepsout vit le signe d’une détermination farouche qui se manifestait peu souvent, mais qui, une fois réveillée, ne fléchirait pas. Elle éleva les mains en un geste de soumission.

— C’est bien. C’est ton droit d’épouser qui te chante. Je regrette simplement que tu n’aies pas cru devoir choisir une femme de la noblesse, une fille d’Inéni, par exemple, ou l’une des jolies sœurs d’Ouser-Amon. Cette femme n’est pas digne d’un pharaon, Touthmôsis, ce n’est qu’une intrigante, une faiseuse de troubles et tu pourrais regretter de l’avoir introduite dans ton palais.

— Je ne veux pas t’écouter, dit-il l’air emporté. Depuis quand ton intuition serait-elle infaillible ? Tu te trompes parfois, tout comme moi, et cette fois-ci, c’est toi qui as tort.

— Je me trompe rarement, Touthmôsis, et je puis te dire qu’Aset n’est qu’une petite misérable.

— Sottises ! railla-t-il, en tremblant de rage. Tu es jalouse. Tu as peur de te trouver un jour supplantée par Aset et son enfant.

Il ne savait plus ce qu’il disait, et ses paroles la firent sourire de bon cœur, car elle savait, tout comme lui, que rien de tel ne pouvait survenir.

— C’est bon, grommela-t-il. Je ne vois pas pourquoi tu fais tant d’histoires. Je l’aime vraiment, tu sais, et de plus, elle est toujours là où je veux, quand je le veux.

— Je sais, je sais, dit-elle radoucie. Eh bien ! Épouse-la et fais de son enfant un enfant royal. D’après toi, ce sera un garçon ou une fille ?

— Cela m’amuserait que vous ayez toutes les deux une fille, dit-il d’un ton aigre, et aucun garçon à asseoir sur le trône d’Horus.

— Dans ce cas, ma fille monterait sur le trône sacré, en tant que seule et unique héritière de sang parfaitement royal.

— Ne sois pas stupide, aucune femme n’a jamais porté la double couronne.

— Si, moi !

— Cela n’a rien à voir. Tu l’as portée en tant que régente et non en tant que pharaon.

— Ne ranimons pas cette vieille querelle, dit-elle gentiment. Nous avons tout le temps de nous disputer au sujet de la succession.

Il se leva d’un bond :

— Il n’y aura pas de dispute. En ma qualité de pharaon, je nommerai qui je veux pour me succéder.

— À condition que ton héritier épouse une femme de sang royal.

— Bien entendu. À présent, je dois m’en aller. Je suis heureux pour nous, Hatchepsout, et pour l’Égypte.

Il rassembla ce qui lui restait de dignité, se retourna pour dire quelque chose, mais au dernier moment se ravisa et disparut. Hatchepsout était trop distraite pour se moquer de lui.

— Une vulgaire petite danseuse, c’est à peine croyable, marmonna-t-elle.

 

Avant la fin de la semaine, la ville entière sut que l’Égypte attendait un héritier et que Touthmôsis s’apprêtait à prendre une seconde épouse. Au bout d’un mois, la nouvelle avait fait le tour du pays, du delta aux Cataractes et chacun soupirait de soulagement. Certes, Touthmôsis était un grand pharaon et son Épouse Royale un puissant gouverneur, mais le souvenir de la domination étrangère restait encore trop présent dans la mémoire des Égyptiens pour qu’ils acceptent sereinement l’idée de voir monter sur le trône un prince qui ne soit pas de leur sang. La naissance d’un héritier royal résolvait le problème.

Senmout accueillit la nouvelle sans commentaire. Hatchepsout la lui annonça elle-même, non sans une certaine anxiété, mais il s’inclina profondément et lui présenta ses compliments. Pourtant, elle sentit de la tristesse en lui, et elle le congédia. Pour elle, cet enfant apporterait une sécurité nouvelle à l’Égypte. Il serait le nouveau dieu qui continuerait son œuvre lorsqu’elle quitterait cette vie épuisante pour aller s’asseoir là-haut aux côtés de son père dans la Barque céleste.

Elle possédait une statue de Ta-ourt, la déesse de la naissance, sculptée dans le granit, qu’elle fit placer dans sa chambre, à côté de l’autel d’Amon. Elle demeurait souvent, perdue dans ses pensées, devant le bienveillant hippopotame souriant, les pattes croisées sur son ventre rebondi.

Elle se rendait plus fréquemment en litière dans la vallée, accompagnée d’un Nubien sourd et muet, qui portait son éventail écarlate et elle restait assise à l’écart, comme de coutume, à contempler les lignes harmonieuses et les rampes de son monument. La seconde terrasse était presque terminée, mais elle ne voulait pas approcher de plus près.

La police apprit qu’au nord-est les Hanebou se soulevaient et elle décida d’entreprendre sur-le-champ une nouvelle campagne. Cette fois-ci, ses officiers refusèrent catégoriquement qu’elle se joignît à eux et elle dut admettre de mauvaise grâce que ce serait folie, ajoutant qu’elle n’accepterait de demeurer à Thèbes que si le pharaon partait à sa place. Après avoir échangé nombre de regards furtifs avec ses conseillers, Touthmôsis donna son consentement. Hatchepsout jubilait en l’imaginant, suant et soufflant au soleil, et tremblant de peur, mais elle se réjouissait plus encore de la fierté des troupes à se savoir conduites par le pharaon en personne. Il s’agissait d’une petite campagne insignifiante, d’une simple démonstration de force de la part de l’Égypte plutôt que d’un combat indispensable. Elle lui fit de brefs adieux et retourna s’asseoir à l’ombre des sycomores pour jouer aux dames avec Nofret ou aux dés avec Senmout.

Elle envoyait parfois son héraut dans les appartements d’Aset prendre des nouvelles de sa santé ; et elle l’apercevait quelquefois le soir lorsqu’elle se promenait dans le jardin des femmes, attenant à celui du palais. Aset gardait la souplesse du léopard en dépit de son état. Hatchepsout entendait son rire aigu et scrutait son visage sur lequel on lisait un air d’indifférence qui n’était que le masque de sa haine et de ses spéculations. Elle avait demandé à Senmout de s’assurer de la surveillance constante d’Aset, et il avait obéi tout en sachant que l’Épouse Royale, au courant de la présence des espions, s’en souciait fort peu. La témérité de son dédain l’alarmait, mais, lorsqu’il tentait d’exprimer son malaise à la souveraine, elle ne faisait qu’en rire.

— Laissez-la se pavaner comme un paon, disait-elle. Elle sera obligée un jour de se dépouiller elle-même de ses propres plumes.